Publié le : 09/12/2020

Texte par : Oriane Verdier
Les manifestations tournent au chaos au Kurdistan irakien face à la violence de la répression. Au moins six manifestants ont été tués durant les dernières 48 heures, de nombreux bureaux de partis politiques kurdes ont été incendiés. Publicité
La révolution par le feu, c’est la direction que semblent avoir pris les manifestations débutées le 2 décembre dernier au Kurdistan irakien. Ce nouveau mouvement de protestation contre les autorités de la région autonome semblait, dans un premier temps, similaire à ceux menés ces dernières années de manière cyclique : une majorité de fonctionnaires réclamant inlassablement leurs salaires impayés et la fin de la corruption au sein des deux partis politiques au pouvoir dans la région autonome du Kurdistan irakien, l’Union patriotique du Kurdistan et le Parti démocratique du Kurdistan. L’UPK et le PDK sont ainsi accusés de faire disparaître les richesses de la région à leur propre profit.
Dès le 3 décembre, de nombreux organisateurs des manifestations ont été arrêtés, à l’image de Delshad Babani. Le professeur et activiste nous a raconté son arrestation alors qu’il allait rencontrer d’autres collègues afin de planifier les mouvements du lendemain. Après plusieurs jours à l’isolement, il a finalement été libéré après avoir accepté de signer la promesse de ne plus participer à des « manifestations anarchistes ». Il reste maintenant caché, loin de sa famille afin d’éviter de leur attirer des ennuis.
« Les manifestations étaient pacifiques à l’origine, mais ces derniers jours, la violence s’est répandue dans la foule, parce qu’ils n’ont plus de moyen de s’exprimer, regrette l’activiste. Ce gouvernement ne sait pas répondre aux luttes civiques que nous menons depuis des années, alors les jeunes se sont mis à brûler les bureaux de tous les partis politiques sans discernement. »
Selon les sources médicales officielles, six manifestants ont été tués en moins de 48 heures, douze selon un policier local qui préfère garder l’anonymat. « Parmi eux il y avait deux mineurs », ajoute-t-il le ton amer.
Entre colère et désespoir
La colère contre les autorités est partout, même dans les rangs des forces de l’ordre. « On ne le crie pas sur tous les toits mais on en parle entre nous », nous confie ce même policier. Comme tous les salariés, il n’a pas touché la moitié des salaires dus cette année. Comme tous les pères de famille, il doit nourrir ses enfants jour après jour. Le trentenaire nous confie son désespoir alors que dans les rues les manifestants appellent à mettre fin à l’autonomie du Kurdistan irakien afin que leurs salaires ne dépendent plus des autorités de la région, mais de Bagdad.
Malgré tous ses défauts, le gouvernement irakien, lui, paye ses fonctionnaires en temps et en heure. « Il ne s’agit pas là de la volonté du peuple, mais de la dernière solution face à la souffrance, la tyrannie, l’humiliation et la dictature imposés par les deux grands partis kurde l’UPK et le PDK ».
C’est pourtant souvent sous les couleurs de ces même partis historiques que les parents et grands parents des manifestants ont combattus et sont morts pour l’indépendance du peuple kurde, rappelle le policier. « C’est une véritable tragédie. Certains en viennent même à regretter le temps de Saddam Hussein. À l’époque nous avions à manger, et notre ennemi n’était pas notre propre frère. » Il raconte avec dégoût comment les peshmergas, ces combattants voués à défendre la cause kurde ont été déployés dans les grandes villes avec leurs armes de guerres face à leur propre peuple.
Les manifestations étouffées sous le PDK
Alors que la région de Souleymanieh s’embrase, celles de Dohuk et d’Erbil sous le contrôle du Parti démocratique du Kurdistan semblent encore une fois muettes, ou réduites au silence. Ces derniers jours, les rares tentatives de manifestations dans la zone ont été évitées en amont avec l’arrestation de nombreux activistes. Sous le contrôle de la famille Barzani, la liberté d’expression est encore plus sévèrement contrôlée que du côté des Talabani et de l’UPK.
Voilà des mois que les forces de sécurité, sous l’autorité du Premier ministre Masrour Barzani, fils de Massoud Barzani, mènent une campagne de répression ciblée contre activistes et journalistes critiques du gouvernement. Masrour Barzani est lui-même accusé par les organisations de défense des droits de l’homme d’être impliqué dans la mort de plusieurs activistes et journalistes alors qu’il était encore chef des services de renseignement de la région du Kurdistan irakien.
L’un des journalistes arrêtés ces derniers mois enquêtait justement sur ces faits lorsqu’il a été emprisonné sans raison apparente début octobre 2020. Dix-neuf jours plus tard, Sherwan Sherwani apparaît enfin face à son avocat à qui il confit avoir été victime de tortures. Les autorités auraient tenté de le forcer à avouer à la télévision des actes de terrorisme dans le but de déstabiliser le pays.
Sherwan Sherwani ne serait pas le seul à avoir subi ce genre de traitement. La liste des noms des défenseurs des droits et l’homme et journalistes actuellement détenus est longue. Ce lundi, la maison de l’un d’eux a été saccagée par les forces de sécurité, selon l’ONG internationale Christian Peacemaker. Les forces de sécurité ont fouillé ses affaires.
Badal Barwari est pourtant emprisonné depuis trois mois. Le professeur avait tenté d’organiser une manifestation à Dohuk en mai dernier afin de réclamer que le salaire des fonctionnaires soit payé dans son intégralité. Il a été arrêté avec plusieurs collègues, la veille de la manifestation une première fois, puis à nouveau en août dernier avec le journaliste Omed Baroshki. Lui comme beaucoup d’autres auraient été transférés ces derniers jours dans la prison des forces de renseignements d‘Erbil. Dans un dernier appel, il aurait fait ses adieux à son fils. Ce mercredi, Masrour Barzani affirmait pourtant sur la chaîne nationale soutenir les manifestations pacifiques.
Une violence nouvelle, des racines anciennes
Ce mouvement de protestation contre les autorités du Kurdistan irakien n’est pas nouveau. Il avait débuté en 2011 avec l’élan des printemps arabe. Les autorités kurdes avaient alors violemment réprimé les manifestations sans pour autant trouver une solution pérenne pour répondre à l’appel à l’aide d’une population qui vit dans la misère alors qu’elle voit ses autorités s’enrichir du pétrole du nord de l’Irak.
Avec la crise économique, les mouvements de manifestations ont repris en 2015 de manière cyclique. Chaque année, la foule descend dans les rues pour réclamer l’accès à l’eau et l’électricité, ainsi que les salaires dus par le gouvernement du Kurdistan à ses fonctionnaires. Chaque année, les autorités répondent par des promesses dans une main, la répression dans l’autre. Cette année, une limite semble avoir été franchie.
En 2011, se rappelle Delshad Babani, professeur et pilier de l’organisation des manifestations à Souleymanieh, le peuple était accompagné par des partis politiques d’opposition. Cela donnait de la force à notre lutte civique. « Aujourd’hui, ils nous ont tourné le dos pour gouverner aux côtés des deux grands partis le PDK et l’UPK. Il n’y a donc plus que le peuple dans la rue, seul avec sa rage et sa misère. » Delshad se dit inquiet de la tournure violente qu’ont prise les manifestations ces derniers jours. Il le sait, le chaos peut très facilement être instrumentalisé par les puissances environnantes.
Le jeu des puissances voisines
Le Kurdistan irakien a toujours été une région stratégique. Point de rencontre entre la Turquie, l’Iran et l’Irak. Ankara est déjà très présente sur le territoire avec notamment des bases militaires avancées. Delshad Babani appelle donc les forces occidentales très présentes également dans la région à agir avant que les deux grands voisins ne profitent de la situation pour renforcer leur influence dans le nord de l’Irak en entretenant l’instabilité dans leur intérêt et en créant un nouveau terrain d’affrontement.
Les regards de certains témoins des scènes de violence se portent vers une force bien plus proche encore : le PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, originaire du Kurdistan de Turquie mais retranché dans les montagnes du Kurdistan irakien. Depuis plusieurs mois, les milices de ce frère ennemi du PDK montent également en puissance au Kurdistan irakien.
«Les gens qui ont mis le feu à notre bureau politique n’étaient pas de simples manifestants », affirme le membre d’un des partis politiques visés par l’ire de la foule. « Nous les avons vu agir de manière méthodique, bien loin de la colère folle exprimée par les jeunes dans la rues. Dans un premier temps, ils ont coupé les tuyaux d’eau pour que l’eau des réservoirs sur le toit du bâtiment se vide. Ensuite ils ont cassé les extincteurs et coupé l’électricité pour éviter l’utilisation des pompes à eau. Enfin ils ont sorti de leur veste des bouteilles remplies d’essence pour les allumer avant de disparaître ».
Ce mercredi, des bâtiments administratifs et des bureaux politiques ont à nouveau été incendiés. Le gouvernement du Kurdistan irakien a interdit tout type de rassemblement et autorisé les forces de sécurité à s’interposer aux manifestants.